Vous avez sans doute vu ou entendu parlé de la campagne de communication de Carrefour concernant son initiative de « marché interdit » dans une sélection de magasins en Bretagne et en Ile de France.
Tout d’abord dissipons un malentendu : non, Carrefour n’est pas devenu rebelle au point de commercialiser des légumes « interdits » comme le laisse entendre les visuels de la campagne de communication . On peut retrouver ces types de variétés auprès de maraichers locaux sur les marchés voire dans certaines enseignes comme BioCoop, même si elles ne les identifient pas clairement. Ce ne sont pas les légumes qui sont interdits, mais la vente de graines, rendant de ce fait plus difficile la préservation de ces variétés.
Alors, simple coup de com’ ? Regardons les choses plus en détail.
Pourquoi ce sujet est-il majeur ?
On peut effectivement concéder que la grande distribution (et donc Carrefour) a grandement contribué à l’appauvrissement de la biodiversité potagère. L’industrialisation et la centralisation de notre alimentation, entrainant la sélection de variété en fonction de leur résistance au transport et au temps et non en fonction de leurs qualité nutritives et organoleptiques ont grandement contribué à l’uniformisation liée au catalogue officiel des semences. Les agissements du passé ne présageant pas de la stratégie future, regardons les choses de manière objective.
Le catalogue officiel des semences, puisque c’est bien le sujet dont il s’agit, a été créé en 1932 pour disposer de variétés stables correspondant à une standardisation pour une production de masse. La révolution verte d’après-guerre, fondé sur la mécanisation et surtout sur la chimie, a, dans un même mouvement de standardisation, grandement encouragé à la réduction du nombre d’espèces cultivées.
Selon la FAO (Food and Agriculture Organization : Organisation des Nations Unies pour l’agriculture et l’alimentation), l’humanité a perdu 75% de biodiversité parmi les espèces cultivées entre 1900 et 2000[1].
Alors qu’on parle de dérèglement climatique, aborder ce sujet est important à au moins à deux titres:
- La reproduction de graines localement permet leur adaptation aux conditions locales et les rend plus résistantes aux intempéries et donc aux conséquences de ce dérèglement.
- Si l’usage de la chimie (engrais et pesticides), grande contributrice à l’effet de serre, s’est développé de manière aussi forte dans l’agriculture, c’est notamment pour permettre à ces variétés non endémiques de pouvoir mieux résister dans un milieu qui n’est pas le leur.
La préservation de la biodiversité et d’espèces adaptées à leur milieu est donc une question de résilience et de capacité à nourrir l’humanité à long terme.
Alors, la démarche de Carrefour est-elle sincère ?
Quelles réactions des acteurs concernés ? Si cette action dérange quelque peu le GNIS (Groupement National Interprofessionnel des Semences et plants) qui se sent visé (et on comprend pourquoi !), il est à noter que la Fédération Nationale de l’Agriculture Biologique, même si elle la regarde avec une prudence légitime, lui réserve plutôt un accueil satisfait. Même la confédération paysanne est plutôt positive sur l’initiative de l’enseigne de grande distribution, élément suffisamment inhabituel pour être relevé. D’autres acteurs affirment clairement qu’un tel sujet puisse être abordé de manière sincère par un acteur de la grande distribution ou bien encore que le sujet n’est abordé que par buzz. Pourquoi parler de légumes interdits alors qu’ils ne le sont pas ? Pourquoi ne pas parler aussi des variétés anciennes inscrites mais non cultivées car refusées par la grande distribution pour les mêmes raisons (manque d’uniformisation) ?
Des réactions diverses donc, mais dans tous les cas interloquées par l’initiative d’un distributeur sur ce sujet.
Quels bénéfices pour l’intérêt général ? Même si l’expression « légumes interdits » est clairement un abus de langage et même si le sujet est abordé de manière partielle, dans la mesure où les graines représentent justement la question cruciale, à la base de notre alimentation, la formule a le mérite d’interpeler et de faire parler de ce sujet essentiel auprès du plus grand nombre et d’une clientèle pas toujours sensibilisée à ces sujets. Par ailleurs, le spot a le mérite de faire preuve de pédagogie sur l’importance de son alimentation, sur sa santé et sur la préservation de l’environnement. Une sensibilisation bienvenue pour diffuser plus largement la conscience de ces sujets.
En quoi cette initiative pourrait être intéressante du point de vue de la stratégie et de la RSE d’une enseigne comme Carrefour ?
Il n’est pas besoin d’être un grand observateur des tendances de société et de consommation pour avoir remarqué qu’une part grandissante de la population, non seulement n’est plus prête à ingurgiter n’importe quoi, mais s’intéresse également aux impacts de sa consommation. Si on regarde à long terme, il est donc clair que des légumes cultivés à 2000 km (qui doit approximativement être la distance moyenne parcouru par les fruits et légumes en Europe), issus de variétés hybrides pour résister aux dites distances, sans goût mais avec beaucoup de chimie, n’est pas le modèle le plus en phase avec les nouvelles attentes clients.
Or quelle est la mission d’un commerçant si ce n’est fournir à ses clients les meilleurs produits correspondant à leurs attentes au prix le plus juste (c’est à dire raisonnable pour le consommateur mais également pour le producteur)
Et si, au-delà de la biodiversité dont il est principalement question, c’est surtout le mode de relation avec ses producteurs auquel s’attaque Carrefour, et donc sa manière même de faire du commerce ? En mettant en place avec 2 groupements de producteurs des accords sur 5 ans avec engagements sur les prix que les producteurs eux-mêmes jugent équitables, l’enseigne semble montrer qu’une relation équilibrée est possible entre distributeur et « petits » producteurs. Est-elle généralisable ?
Et si, cette initiative aujourd’hui partielle est à échelle réduite était l’exemple même d’un élément permettant de commencer à bâtir une stratégie Responsable d’un point de vue Sociétal et Environnemental plutôt que de « faire de la RSE » pour (essayer de) compenser (très partiellement) ses externalités négatives ?
- Jouer « mieux » son rôle sociétal (éviter les externalités négatives voire en dégager de positives) plutôt que « moins mal » (tenter désespérément de compenser ses externalités négatives).
- Regarder à long terme et s’apercevoir qu’en allongeant l’horizon de temps, intérêt économique de l’entreprise et intérêt général convergent et que la RSE n’est pas un axe de la stratégie d’entreprise, mais qu’une stratégie viable à long terme se doit d’être responsable d’un point de vue sociétal et environnemental.
Et si finalement, cette initiative une première tentative pour Carrefour de s’emparer de sa mission sociétale en la plaçant au cœur de sa stratégie ?
Note : Si la question de l’alimentation et le sujet des graines en particulier vous intéressent, je ne peux que vous recommander l’excellent documentaire la guerre des graines.
[1] Deuxième Rapport sur l’Etat des Ressources Phytogénétiques pour l’Alimentation et l’Agriculture dans le monde, 2010